Tribune d'expression

Les leçons que nous ne tirerons pas de la crise du virus couronné

La parole à Dominique Turcq ! Avant tout c’est un ami…  j’ai voulu avoir sa réflexion ! Fondateur de Boostzone docteur en sciences sociales, doctorat HEC , consultant ancien directeur associé de McKinsey, la liste est longue .. .

Dominique est brillant il a accompagné nos réflexions sur l’entrepreneuriat au féminin de wimadame ! Projet fou dominique Conférencier conseil en management Dominique est vraiment un grand dans le conseil ! Réel il écrit il met en pratique ! Merci à lui pour sa réflexion et sa fidélité à wimadame.

Les leçons que nous ne tirerons pas de la crise du virus couronné
Texte rédigé par Dominique Turcq

Deux courants de publications sont en train d’envahir nos journaux : les leçons qu’il faut tirer de la crise (jamais plus ça !) et la confirmation que tout cela était prévisible (d’ailleurs d’aucuns l’avaient bien prédit !). Les deux ne sont-ils pas quelque peu vains même si, je veux bien le croire, ils peuvent présenter une certaine utilité pratique ?  Il peut paraître toutefois intéressant, en contrepoint, de regarder ces leçons qu’on aurait pu en tirer mais qui disparaitront probablement dans les nuages de l’histoire au cours des 24 prochains mois, comme cette grippe oubliée de 1969 qui fit trente mille morts en France et dont nul ou presque ne se souvient aujourd’hui. Formulons-en quelques-unes.

La biologie, la science la plus importante de toutes pour l’anthropocène

Et si on arrêtait de voir le digital, et ses avatars comme l’Intelligence artificielle, comme la panacée du progrès et comme une fin, et qu’on lui redonnait son rôle de simple moyen sans en exagérer le coté miraculeux, car il ne l’est pas. La technologie la plus importante du XXème siècle fut la biologie et non le digital ou l’automobile ou le nucléaire ou la télévision. En permettant les antibiotiques, les vaccins et les traitements anti-cancers pour ne citer que quelques-unes de ses réalisations, elle a fait passer l’humanité en un siècle de moins de deux milliards à presque huit milliards d’individus. En augmentant le nombre d’humains sur la terre elle a généré la quasi-totalité des autres problèmes auxquels nous faisons face. Elle continuera sa lancée au XXIème siècle avec, en plus, les manipulations génétiques qui permettront aussi de modifier les êtres vivants, réduire les maladies, créer de nouveaux vaccins. Regardons-la en face, faisons-en le meilleur usage, assumons les implications.

Le Covid 19 aura été une occasion de regarder cette discipline en face, à la fois en tant que moyen de résister à des menaces (des épidémies), d’ouvrir des opportunités (des modifications possibles de la vie pour plus de santé, de bien-être), et de mieux comprendre notre écosystème (les relations entre les différentes formes de la nature modifiées par l’anthropocène). Mais on va probablement l’oublier et se replonger dans les illusions bien niaises de nos « transformations digitales » et des « miracles » de l’intelligence artificielle.

Des questions de philosophie en veux-tu en voilà !

La crise nous conduit à revoir des éléments aussi fondamentaux que la relation à l’information et à la propagande (êtes-vous immunes aux fake news ?). Plus encore elle nous interroge sur le rôle de l’État, des scientifiques et des politiques dans la prise de décision en environnement incertain et donc polémique.

Elle nous renvoie à des interrogations fondamentales sur nos libertés publiques comme celles de se déplacer, de travailler, de se réunir, en nous convaincant que toutes ces restrictions sont légitimes, comme si soudain les notions d’état de droit et de libertés publiques avaient changé de sens.

Elle nous force à nous interroger en profondeur sur le prix de la santé (vraiment ? elle n’a pas de prix ?), sur le sens de la mort et sa place dans notre société. Elle nous confronte à des choix économiques par lesquels pour sauver quelques dizaines de milliers de vies pour un virus qui tue moins que le cancer ou la pollution ou la malaria, on est peut-être en train d’en sacrifier quelques millions sur les autels de l’économie et de l’environnement, sans compter les charges financières que nous donnons allègrement aux générations futures.

Elle nous confronte à un paradoxe du temps qui, d’une part, s’arrête dans le confinement et, d’autre part, se traduit dans le sentiment d’urgence de décisions qu’il faut prendre sans avoir bien pensé toutes les implications.

Enfin, et la liste n’est pas exhaustive, elle nous force à nous interroger sur les responsabilités et la rétro responsabilité dans un monde où de toutes façons tout décideur sera perdant car, qu’il ait décidé dans un sens ou dans l’autre, on lui reprochera de n’avoir pas pris la bonne décision. L’indulgence et la remise en perspective temporelle d’une décision ne sont plus dans l’intelligence collective. L’après crise verra revenir de façon probablement virulente la contestation, voire le désaveu, des institutions, des politiques et des experts.

Ces questions resteront importantes pour les philosophes et les étudiants en philosophie. Pour beaucoup, elles vont redevenir des questions d’intellos et pour certains, c’est plus triste, des arguments de populistes en mal de contestation des institutions et en recherche de boucs émissaires.

Remettre en cause nos biais décisionnels

Les sciences cognitives nous montrent de plus en plus clairement que nous négligeons sans vergogne nos biais décisionnels et que nous nous considérons comme rationnels et intelligents dans nos décisions. Cette crise est une illustration à la fois de la puissance de ces biais et de notre négligence à leur endroit. On observe dans la crise des biais de toutes sortes, par exemple le biais de sur-réaction ; celui de la sur-confiance en soi, en ses modèles ou ses idées ; celui de l’ignorance de l’impact d’un phénomène exponentiel ; celui de « ça arrive aux autres mais ce n’est pas pour nous ! » ; celui de l’imitation (si tout le monde est dans la rue et ne pratique pas les gestes barrières, pourquoi le ferai-je ?) ; celui de « je l’avais bien prévu !», etc.

Il n’y a guère de raison pour que la crise nous rende plus intelligents dans la compréhension de ces biais, peut-être même au contraire.

Résister à l’archipelisation continue de nos sociétés

La crise a ravivé ici et là dans le monde des biens méchants fantômes, antisémites par-ci, anti Chinois par-là, anti-Africains et j’en passe, bref anti-altérité, comme si les virus ne se moquaient pas de ces différences.

Espérons pour celles-là que nous sachions aussi les oublier.

Elle a aussi créé de nouveaux clivages qui, malheureusement pour certains, pourraient perdurer notamment entre ceux qui peuvent gérer leur confinement et ceux pour qui c’est une misère, entre ceux qui sont en proximité forcée et ceux qui peuvent s’isoler, entre les jeunes et les séniors. Des injustices, des inégalités, des volontés de ségrégation sont apparues.

Espérons pour celles-ci que nous sachions ne pas les oublier et les combattre.

Achevé de rédiger le 17 04 2020

Dominique Turcq
Auteur de Le travail à l’ère post digitale, Dunod, 2019

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