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Les mots et les maux

Notre rencontre a été simple, généreuse… En quelques minutes nous avions à nous dire, tellement d’idées à partager. Elisabeth Cadoche est journaliste et auteure. Elle a écrit des fictions, des émissions et plusieurs séries documentaires pour la télévision…
Son livre… on peut apprendre à avoir confiance en soi, élever ses filles dans la confiance de soi, et enfin faire de ses faiblesses un moteur.
Coronavirus la sortie du livre est reporté.

Les mots et les maux
Texte rédigé par Elisabeth Cadoche

Toute la vie passe par le langage. Il y a un mois (il y a un siècle, il y a une éternité), Biche (ma sœur) et moi déjeunions dans un restau branché du 17ème. A côté de nous, deux trentenaires, un homme et une femme, discutaient en attendant leur salade. « Alors, tu as vu le film ? Ouais, j’ai kiffé. Elle est trop forte Isabelle Huppert, non ? Oh oui, je la kiffe, je la kiffe grave. Ta salade est bonne ? Oui, je kiffe leurs salades un max ». Bref, du kif conjugué à tous les temps. Apprécier, adorer, aimer, savourer, affectionner, chérir ?  Oubliés, sacrifiés à la mode du moment. Parce que le langage n’échappe pas à la mode. On a eu une année d’« improbables » déclamés sur tous les tons. Puis « bienveillance » a pris le relais, faisant émerger des desseins malveillants. S’est ensuivi un anglicisme, l’utilisation abusive et impropre du « juste ». C’est « juste magnifique », « juste génial » et, le pire, « juste pas possible ». A une soirée, ma voisine de table a répété en boucle que ça se passait mal avec son collègue et que c’était « juste pas possible », me donnant des envies de meurtre.

Mais avec le Covid 19, je suis devenue non-violente. Les maux injustes ont remplacé les mots justes.

Parce qu’en cette année 2020, je suis moi aussi victime de la mode (tel est mon nom de code). J’utilise « confinement » ad nauseam. Je suis confinée. C’est injuste mais c’est ainsi. Confinement est le maître-mot de cette étrange période. Jusque-là, ce nom m’évoquait des confins, les extrêmes limites d’un territoire, le bord d’un monde… C’était une promesse d’aventures, d’horizons lointains, d’expériences inédites. Désormais, l’aventure est intérieure et l’horizon incertain. Seule subsiste l’expérience inédite : tromper l’angoisse et la peur du vide. Pas l’acrophobie, cette peur des hauteurs apparentée au vertige. Non, l’angoisse du vide. La peur du lendemain. Nous passons du chaud au froid, du yin au yang, de l’ataraxie à la déréliction. Chaos extérieur, calme intérieur. Triste réalité, foi en l’humanité. Humour diurne, angoisse nocturne. Alors pour tromper cette peur sournoise qui nous fait veiller tard, nous nous étourdissons d’activités, une course folle pour ne pas avoir à affronter nos émotions. Tout est prétexte à l’action. Meubler ce vide et notre espace de pensée disponible. On nous propose des activités, des cours de sport, de cuisine, de guitare, de méditation, de binge watching sur Netflix. Pourquoi pas ? Chacun fait ce qu’il peut. Avant, je traquais le sens des mots et je tuais (en rêve) ceux qui kiffaient avec bienveillance, parce que c’était juste pas possible. Vous faites quoi, vous, pour mettre la peur à distance ? Pour ma part, j’aragonne. Quoi, ce mot n’existe pas ? Qu’importe. Je le fais quand même. Je suis subversive et j’adoube les inventeurs et les utilisateurs de mots à la mode. Je lis même de la poésie. Et je relis le roman inachevé d’Aragon (1956) dont chaque vers me parle.

« C’était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d’épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j’y tenais mal mon rôle
C’était de n’y comprendre rien

Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent ? »

Est-ce ainsi que les hommes vivent ? C’est une question drôlement pertinente. Et toujours à la mode.

Elisabeth Cadoche

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